PIERRE D’HOMME
PIERRE D’HOMME
Nous avons connu Bernard JARLHING lorsque nous étions volontaires à ATD Quart Monde, il était maçon, c’est lui qui rénovait les bâtiments. Il avait connu l’enfer du camp de Noisy-le grand où échouaient, après la guerre, des centaines de familles à la rue. Ce camp devait être provisoire, mais il a duré presque 20 ans (1954- 1972) . Aidé par un volontaire, Bernard vient d’écrire le récit de sa vie « Pierre d’homme » aux Editions Quart-Monde. (1) Nous avons été très touchés par ce livre et nous lui avons demandé de venir nous le présenter au Sappel. (Nous avons gardé le style oral)
« Après plusieurs années passées dans ce camp je n’étais plus un humain, j’avais des pistolets sur moi... j’avais la haine, je voulais tuer les gens... je me rendais pas compte, je voulais les tuer parce je vivais dans la violence... Même les papas ils tapaient leur femme parce qu’il n’y avait rien à manger dans la maison ! La femme disait "mais va travailler" mais on le rejetait dans le travail ! Tout ça parce qu’il venait du 116 rue Jules Ferry... à 50 kilomètres de la région parisienne, les gens savaient d’où on venait... Quand on annonçait notre adresse pour avoir du travail "Non, non on ne vous prend pas !" Ils trouvaient tous les prétextes... Combien de fois je me suis bagarré, je me suis mis en colère... En plus il y a le rejet. Mêmes des enfants ne voulaient plus jouer avec nous parce que la mère disait "Il faut pas jouer avec eux, ils sont sâles, ils ont des poux !" L’espoir souvent vient par les enfants, et là on empêche même les enfants ! C’est terrible. C’est un enchaînement de choses qui font que l’on n’a plus d’espoir !
Ma mère Comme moi j’étais très en colère après la société, je me battais, parce que je ne supportais plus, je ne supportais plus de voir toutes ces mères pleurer... ma mère qui disait "mais qu’est ce que je vais vous donner à manger ?" Et moi je disais "Arrête de pleurer !" Et elle disait qu’elle était en train d’éplucher les oignons. Je lui répondais : "Arrête de me mentir"... et je sortais de chez moi en colère, je voyais une autre famille où la mère pleurait aussi parce qu’ils n’avaient rien à manger... Quand on est enfant et que l’on voit sa mère qui pleure, cela vous fait mal à l’intérieur...Alors vous vous dites "Mais est ce que Dieu existe vraiment ?" Et j’avais perdu la foi.
Cela ne m’étonne pas que ma mère me dise : "il faut croire mon fils !" Je crois que toutes les mamans croient et nous redonnent la force. Ces mamans qui vivent dans la misère, qui n’ont rien et qui croient encore en Dieu, c’est extraordinaire ! C’est vraiment une force énorme ! Un jour on m’a dit : "est ce que tu crois à la Sainte Vierge ?" Comment vous ne voulez pas croire à la Sainte Vierge avec toutes ces mamans qui pleurent...
Vous savez, je parle de ma mère, mais toutes les mamans c’était comme ça, partout...Dire à un être humain, à une femme "vous n’avez pas le droit d’avoir des enfants !" Rendez-vous compte, c’est terrible... ! En plus c’est la seule chose qu’ils peuvent avoir à eux, ce sont les enfants ! Les enfants c’est l’avenir, c’est l’espoir... et quand on enlève les enfants, on détruit deux personnes, ça fait mal... combien de fois j’ai vu ça... ça aussi c’est de l’exclusion ! Mais on n’aime pas seulement une femme pour avoir des enfants... quand on aime une femme, on lui déclare son amour, on ne veut pas seulement des enfants. Quand on aime, on aime ! Le Seigneur n’a jamais dit "vous n’avez pas le droit d’avoir des enfants" Jamais il n’a dit ça !
Ma rencontre avec le père Joseph A Noisy-le-grand, je n’étais plus un humain, physiquement oui, mais dans mon cœur non ; à partir du moment où on veut tuer les gens on n’est plus humain. Ca c’est la pire des choses. Mais comment faire autrement ? Je n’avais pas de solution ; on est dans un trou quand on vit dans la misère. Et un homme a tendu sa main, non par pitié, mais avec son cœur. Et à partir du moment où on ouvre son cœur, on change. Je suis allé vers lui, et il ne m’a pas dit "Bernard, tu es un voyou il faut que tu changes !" Non, il n’a pas dit ça, il a ouvert son cœur et il m’a dit "va vers eux, va cogner à cette porte". Moi je ne comprenais pas trop au départ, mais il avait raison. On m’a demandé "Qui était pour vous le Père Joseph ?" J’ai répondu "Pour moi, il était mon père spirituel. » Si je n’avais pas pardonné, comme le Père Joseph me l’avait dit, je ne serai peut-être pas là aujourd’hui pour parler avec vous, je serai peut-être en prison ou je me serais fait tuer. Il m’a dit un jour : "Bernard, il faut que tu pardonnes." Je lui ai demandé : "Comment vous voulez que je pardonne, eux ils ne veulent pas me pardonner." Il m’a dit "Il faut que tu pardonnes, sinon tu seras toujours seul." Et il avait raison. C’est un homme qui m’a redonné aussi la foi. La foi, je l’avais perdue, complètement ; vivre dans la misère, dans la vraie misère c’est à dire rien de rien, ça vous fait réfléchir. Quand on est jeune, on a la colère, on a la haine. Mais c’est surtout autour de ma mère, autour de ces mères de famille qui vivaient dans ce camp, qui croient encore au Seigneur, à Dieu... ça j’ai toujours été étonné. Ma mère me disait toujours "Faut croire, un jour quelqu’un viendra".... Puis en rencontrant le Père Joseph, j’ai dit "voilà, c’est cet homme là" Il m’a redonné cette foi que j’avais perdue. Et j’ai appris à pardonner, à enlever ma haine et à retrouver ma foi, et j’ai pu avancer dans la vie, avec les autres. C’est très important avec les autres. Et si j’ai changé, c’est parce que j’ai su aller vers les autres, j’ai osé cogner à leur porte. Comment vous ne voulez pas aimer un homme comme ça et le suivre dans son combat ? Avec ce que j’ai vécu à Noisy, mon combat je l’ai choisi ! J’ai même fait un serment en même temps que lui ! "Aller vers les pauvres, mais aussi les autres, les hommes, tous les humains" Mais souvent c’est par ignorance, on a peur, on veut pas voir la vérité... Mais la plus belle vérité c’est d’ouvrir son cœur, je le dirai toujours. Encore aujourd’hui
Voilà, Noisy c’était ça... Mais il faut penser que ça existe encore à l’heure actuelle, c’est cela qui est terrible... C’est ça... Il faut ouvrir son cœur ; un être humain doit ouvrir son cœur, et là un homme peut changer, qui que ce soit ! Riche, pauvre, on peut changer. Mais il faut une petite étincelle, et parler avec son cœur, et la personne en face de vous, va vous comprendre. Mais comme je le dis, il m’a fallu 50 ans pour que je change... 50 ans... 50 ans. Et pourtant je ne suis pas issu de la misère depuis des générations... Alors quand les gens vivent dans la misère depuis des générations, combien de temps il faut ? Je me suis battu pour mon fils ; lui se bat pour ses enfants, et eux vivront une vie normale. Rendez-vous compte ! C’est ça aussi le message du Christ, c’est d’aller vers les autres, mais tout simplement, avec son cœur. A partir du moment où on ouvre son cœur, c’est la plus belle chose, c’est comme une naissance... Les pauvres attendent qu’on ouvre notre cœur ; ils attendent qu’on les écoute. Si moi j’ai avancé aussi, c’est parce qu’on m’a écouté et que j’ai écouté. Il faut que l’on s’écoute mutuellement. Ca c’est le plus important. Je suis un homme heureux aujourd’hui parce que j’ai appris à pardonner. Ma haine, je ne l’ai plus. Et j’ai retrouvé ma foi. Ce sont trois choses importantes, et cela fait les ouvertures vers les autres. Le message du Christ c’est ça, c’est aller vers les autres. Voilà ce que je voulais dire au départ... . L’exclusion, c’est ça aussi. Dernièrement j’étais à Bruxelles pour présenter mon livre ; à la gare de midi, j’ai rencontré des SDF. J’étais en cravate, il y avait un homme assis sur le banc, il me regarde, et il me dit : "Je suis pas habitué à ce que les hommes en cravate viennent à côté de moi ! En principe ils s’écartent de moi". Je commence à lui parler, il me dit :Aujourd’hui, c’est un jour de miracle ! C’est le 17 octobre(2), les flics ne viendront pas nous enlever de la gare !" Cela m’a vraiment choqué. J’ai parlé longtemps avec lui, au moins deux heures, parce j’ai pris mon temps... j’ai découvert que c’était un père de famille qui a tout perdu... on lui a enlevé ses enfants, sa femme est partie... Il y a plein de gens qui vivent à la rue, qui sont SDF, qui avaient une vie familiale, et puis il y a eu une cassure... Mais ça les gens ne le comprennent pas, ils disent qu’ils le font exprès, qu’ils le veulent bien... Mais c’est pas vrai, on ne cherche pas la misère ! Ca vous tombe dessus, et après c’est très difficile pour s’en sortir ! Et c’est pour ça qu’il faut croire pour avancer dans la vie...et il faut du temps pour se reconstruire, pour oublier la haine. On ne se reconstruit pas sur une journée, il faut du temps ! C’est bien que tu parles, parce que la haine, la violence, le racisme... tout vient dans le même topo,... c’est la misère... quand on a rien, quand il y a un enchaînement de choses... c’est ça la misère ! C’est l’exclusion des autres ; souvent on veut pas comprendre "ils sont pauvres parce qu’ils veulent bien !" C’est complètement faux ! On essaye de se réadapter dans la vie sociale, mais on nous prend nos enfants, soit il n’y pas de logement, soit pas de travail... y a rien ! La société à peur... Il faut essayer de comprendre, de se battre ensemble, d’une manière correcte ! Pas faire des stigmates... on met du temps à se réinsérer dans la société ! Combien de fois on m’a dit "Vous n’arrivez pas à gérer un budget ! " Mais quel budget ? Maintenant, j’essaie de dialoguer, j’essaie de faire des ouvertures ! ... C’est pas normal que des choses comme ça existe encore ! Et nous, on mène un combat pour dire que ça ne doit plus exister ! C’est ça aussi le message du Christ ! Et croyez moi que je suis fier d’avoir retrouvé la foi !
BernardJARLHING
(1) Edition QUART MONDE , 15 rue maître Albert, 75005 PARIS , au prix de 13 e (frais de port 2,5O) (2) Journée mondiale contre la misère